Le courrier de Gilles

Il pose la pile sur la table du salon, comme tous les jours.

Je n'y prête aucune attention. Gilles est un éternel anxieux, j'ai l'habitude...

Depuis le temps, je ne sais même plus ce que j'ai fait de la clé de la boîte aux lettres ! Je serais même incapable de dire quand je m'en suis servie pour la dernière fois !

Chaque jour, pendant longtemps, j'ai eu droit à une nouvelle tentative. Impossible de lui faire admettre que, non, je n'ouvrirais pas mon courrier en quittant la maison puisque je ne le lirais qu'à mon retour, une fois installée dans le canapé du salon.

Mais Gilles n'est pas seulement angoissé, il est tenace aussi... Invariablement, il ouvrait la boîte aux lettres, prenait la pile d'enveloppes et me tendait celles qui m'étaient destinées. Et moi, agacée ou ironique selon mon humeur, je remettais ostensiblement mes enveloppes dans la boîte et ma lecture à plus tard.

Envisager que je puisse quitter la maison sereinement alors qu'une catastrophe m'attendait peut-être au courrier fut, pendant des années, au-dessus de ses forces.

PV de stationnement, avertissement de la banque, convocation au commissariat ou, pire, contrôle fiscal, il cherchait à me faire partager ses inquiétudes irrationnelles alors que je m'efforçais d'y échapper. Après tout, je n'avais tué personne, ni braqué aucune banque, ni arraché de sac pour craindre à ce point la moindre lettre !

Il a fini par renoncer. Maintenant, quand il quitte la maison, il ne retire que son courrier. Mais à son retour, il ouvre à nouveau la boîte pour prendre le mien et le poser sur la table du salon, devant le canapé. Au cas où j'oublierais...

Il connaît exactement la provenance de chaque correspondance: Le vélin rose avec des petits cœurs partout, c'est une élève qui m'a écrit depuis son lieu de vacances. Le papier recyclé avec un liseré bleu, c'est ma banque. Le kraft au format A5, ce sont mes derniers bulletins de salaire... Sinon, il retourne l'enveloppe pour en découvrir l'expéditeur. Non pour m'espionner, il a une totale confiance en moi, mais simplement pour se rassurer. Anxieux et têtu certes, mais pas inquisiteur...

Alors, quand il pose l'enveloppe en papier épais, à mon nom, à mon adresse, affranchie au tarif prioritaire, sans cœur, sans liseré bleu et sans mention d'expéditeur, je devine déjà, mot pour mot ce qu'il pense :

« Merde alors ! Qu'est-ce que ça peut bien être ? Et elle, qui ne réagit même pas ! Elle va l'ouvrir son putain de courrier ? Si j'en parle, avec son esprit de contradiction, elle risque de me faire poireauter longtemps, juste pour me faire chier. Si je ne dis rien, elle est foutue d'attendre demain ! Et si c'est grave, on sera encore dans la merde à cause de ses conneries ! »

Pendant ce temps, j'examine stoïquement la pile sur la table. Je ne vois ni rose, ni bleu, ni kraft. Rien que de très habituel, quelques pubs, quoi ! À part cette enveloppe en papier un peu plus épais... Je la sors du tas.

Gilles qui, jusque là, se faisait violence pour ne pas intervenir, laisse tomber:

_ J'ai déjà regardé, pas d'expéditeur.

Je ne relève pas, je l'ouvre. J'en sors une feuille vierge :

_ Alors ? Demande-t-il dans un souffle.

_ Rien.

_ Quoi, rien ? Insiste-t-il.

_ Ben rien, quoi ! Regarde !

Il regarde en effet, prend la lettre, ou plutôt la feuille, la retourne et constatant à son tour qu'elle est vierge :

_ Qu'est-ce que ça peut bien être ?

_ Pour moi c'est juste un courrier en nombre, ils nous ont refilé la seule feuille qui n'a pas été imprimée dans la photocopieuse.

_ Tu crois ?

_ Je vois que ça...

_ C'est ennuyeux... Comment on va faire pour répondre?

Il va me rendre folle ! Les yeux me sortent des orbites ! C'est même pas une lettre d'abord ! Juste une pub ! Alors j'explose :

_ Tu penses vraiment ce que tu dis ou tu plaisantes? Je te dis qu'ils ont récupéré mon adresse sur un listing. Un procédé vieux comme le monde . Il n'y a plus que les petits vieux pour se faire avoir !

Silence. J'ai dû le vexer avec mon histoire de petits vieux. Je le vois à ses traits qui s'affaissent. Il vient de se rendre compte de sa naïveté, et ça, pour un mec, c'est dur... J'ai de la peine, je n'aurais pas dû m'énerver.

Mais Gilles éclate soudain de rire avec le regard facétieux du gosse qui vient de réussir un mauvais coup. Il louche, prend une voix de débile à la Omer Simpson et demande :

_ Mais tu m'as pas dit comment on va faire pour répondre?

J'ai une furieuse envie de le gifler... Finalement, Gilles est surtout un incorrigible blagueur !